Andromaque, Jean Racine, 1667 - Acte III, scène 8

Après la prise de Troie, Andromaque, veuve d’Hector, et son fils Astyanax, sont donnés comme prise de guerre à Pyrrhus, roi d’Épire. Celui-ci, déjà fiancé avec Hermione, fille de Ménélas, tombe amoureux de sa captive. Les Grecs envoient Oreste auprès de lui pour le sommer de leur livrer le jeune Astyanax, qu'ils veulent tuer pour éviter qu'il ne se venge une fois devenu adulte. Pyrrhus refuse d’accéder à la demande des Grecs mais, irrité du refus qu’Andromaque oppose à ses vœux, il la menace de livrer Astyanax à ses mortels ennemis. Dans l'extrait qui suit, Andromaque s'entretient avec Céphise, sa confidente. 

ANDROMAQUE, CÉPHISE.

CÉPHISE.

Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce,
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

ANDROMAQUE.

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !
Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.

CÉPHISE.

Madame, à votre époux c’est être assez fidèle.
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle.
Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

ANDROMAQUE.

Quoi ! je lui donnerais Pyrrhus pour successeur ?

CÉPHISE.

Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.
Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent ;
Qu’il méprisât, madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,
Qui dément ses exploits, et les rend superflus ?

ANDROMAQUE.

Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier mon père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert, échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue,
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin, voilà l’époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes ;
Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seraient asservis !

CÉPHISE.

Eh bien ! allons donc voir expirer votre fils :
On n’attend plus que vous… Vous frémissez, madame !

ANDROMAQUE.

Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
Quoi ! Céphise, j’irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector ;
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage !
Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils, et le prit dans ses bras :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
« J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
« Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
« S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
« Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
« Montre au fils à quel point tu chérissais le père. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux !
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux !
Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?
T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?
S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?
Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n’arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir !…
Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.

CÉPHISE.

Que faut-il que je dise ?

ANDROMAQUE.

Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort…
Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ?
L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

CÉPHISE.

Madame, il va bientôt revenir en furie.

ANDROMAQUE.

Eh bien ! va l’assurer…

CÉPHISE.

De quoi ? de votre foi ?

ANDROMAQUE.

Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ?
Ô cendres d’un époux ! ô Troyens ! ô mon père !
Ô mon fils ! que tes jours coûtent cher à ta mère !
Allons.

CÉPHISE.

Où donc, madame ? et que résolvez-vous ?

ANDROMAQUE.

Allons sur son tombeau consulter mon époux.


Jean Racine, Andromaque, 1667, acte III, scène 8

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